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Qui aura un mouchoir assez grand ?

by Alice Croisier ('81)

Pas de passants, ou alors rares et fuyants. Pas de bruit, ou alors des rafales. Pas de véhicules, ou alors des tanks et des camions de militaires armés jusqu'aux dents. Pas de sorties, et couvre feu obligatoire. Et le volcan, toujours là. Menace silencieuse, imposante, comme un défi aux hommes et au temps..….Voila comment je me l'imaginais. Mais la première impression fut toute différente. Bien sûr l'insécurité, bien sûr casques bleu et autres soldats de "toutes marques" dans les rues, bien sûr couvre feu de rigueur, bien sur les épidémies et surtout bien sûr ces milliers de déplacés entassés dans les camps ou chez les habitants. …Pas moyen d'y couper : Je suis la pour -ou plutôt pour lutter contre- ça !

Mais quelle surprise en arrivant de trouver tant de vie malgré la crainte, plein d'espoir malgré le drame, plein d'avenir malgré le passé. La ville vit toujours, accrochée au volcan, sur ce sol de lave, couleur noir charbon. Malgré les drames, la violence, les convoitises. Malgré la folie des hommes et leur soif de pouvoir, la "Ville Noire" vie et lutte toujours ! Son cœur bat fort et de plus belle au pied du volcan. Refusant de sombrer dans l'oublie. Refusant la violence ordinaire et extraordinaire…….Et de la fenêtre de mon hôtel, face au Lac sombre et majestueux et à la plage de Gisenyi, je me plais a rêver qu'un jour cette terre connaitra enfin la paix.

En attendant, rien de changé depuis la dernière fois que je suis venue dans la région, il y a 12 ans déjà. Et cette misère quotidienne a le même visage partout. Refugiés Laotien, Burundais, Soudanais, Kosovar, Rwandais. Déplacés en Guinée Bissau, Iraq, RDC, et tant d'autres….. Je croyais pourtant que j'étais habituée ! Depuis le temps ! Cela devrait être simple. Et bien non.

Dès que tu descends de ton 4X4 imposant et arrogant, que ton pied bien chaussé touche le sol boueux qu'ils foulent pied nu en courant, il te revient en pleine figure, le souffle du camp. Compact. Lourd. Oppressant. Et le bruit continue de la rumeur humaine qui te rappelle que des gens vivent ici. Une balafre humaine dans le paysage, comme une insulte insoutenable à l'entendement. Et ils sont là, aussi, toujours: Différents partout, mais similaires dans le drame, partageant le même sort que des milliers avant eux et après eux surement. Ils sont la et courent, crasseux et presque "cul nu", certains couverts de gale. Ils courent partout avec leurs petites frimousses impertinentes à t'arracher le cœur, Ils rigolent et se chamaillent. La même joie de vivre que tous les enfants, que vos enfants, malgré la misère. Mais comment font-ils ? Comment survivre au traumatisme et à la peur au quotidien ? Quels trésors d'ingéniosité doivent développer leurs parents pour essayer d'humaniser l'inhumain et leur faire garder l'espoir ?

Imagine-toi un peu, une journée "ordinaire"….Il a plut toute la nuit des trombes d'eau. Voici 8 heures que tu es entassé dans 6 m2 avec ton conjoint, tes enfants, et le peu qu'il te reste à manger. Il y a aussi un enfant qui a perdu ses parents dans la fuite et dont tu t'occupes. Ah oui, j'oubliais, il y a encore dans la "maison" une pauvre casserole, un jerrican. Une couverture. Les "non-food item" on les appelle en langage "humanitaire". Quelques vêtements aussi. Si tu es chanceux, un poste radio te permet de te tenir au courant. Tout et tous empilés, emmêlés pour se tenir plus chaud, sur le sol en terre battue détrempé.

Il est 4h30. Comment dormir plus ? Alors tu te lève. Tu essaie de te laver en te cachant tant bien que mal sous un bout de tissu après avoir été faire la queue au robinet pour récupérer de l'eau. Après ça, tu vas chercher du bois de chauffe à la foret proche pour cuisiner, mais la peur au ventre de te faire violer en chemin. Puis tu cuisines. Ou bien tu essaies de cuisiner par terre devant ta hutte. Heureusement qu'il reste un peu de bois pas trop humide dans la hutte.
Pendant ce temps, tu essaies aussi de suivre tant bien que mal des yeux les enfants qui courent partout. Il faut éviter qu'ils ne se perdent ou qu'un individu mal intentionné ne vienne les enlever pour les transformer en enfants soldats « zombifiés » ou pour en faire des esclaves sexuels. Ton mari lui, essaiera de retourner près de votre maison a 40 km pour voir si elle n'est pas occupée et pour essayer de cultiver votre champ en douce, au cas ou vous puissiez rentrer.

Et cet après midi ? Que faire ? Ici, pas de shopping entre copines pour trouver les cadeaux de noël pour des enfants rois. Pas de rigolade autour d'un bon apéro. Non, toi tu vas bien la passer dehors, la journée, c'est sûr, mais sur la "place centrale" du camp, sous un soleil de plomb (et oui, le temps est capricieux) pour attendre la distribution de nourriture des 10 prochains jours. Ton sport de la journée à toi, ça sera porter tes 12 kg de "CSB" un mélange de farine de "Corn-Soja-Bean", que tu ne peux plus cuisiner ou avaler. L'huile, le sel. Et tout ça sous un soleil de plomb en guise de sauna relaxant. Il va falloir s'entasser encore un peu plus dans la hutte. Il va falloir surélever tout pour éviter que cela moisisse ou que les animaux ne soient attirés. Mais bon, au moins on pourra manger. Alors tu fais la queue. Tu en profites pour papoter avec les "voisines". On rigole même. On raconte les même histoires et les mêmes ragots que partout. Tu penses: être sure de pouvoir manger pendant 1 mois, c'est le meilleur euphorisant pour te redonner le moral et t'aider à retrouver un peu l'insouciance……Mais voici 2 heures que tu regardes le camion être déchargé et les sacs s'empiler pour organiser la distribution. Et là, soudainement, tu comprends. Il n'y aura pas d'autres camions. Ils sont en route, oui, mais embourbés quelque part au Rwanda ou en Ouganda. Dix jours. Dix jours de "nourriture" seulement, sans savoir quand le reste arrivera…..alors tu ne rigoles plus, tu ne parles plus. Tu attends simplement ton tour, puis tu rentres à "la maison". Il va falloir encore faire "à manger". Il va encore falloir s'entasser à 9 personnes dans le "blindé" hutte de bois et de plastique 3 mètres sur 2. Ton mari ne reviendra pas ce soir. Trop loin, trop dangereux. Il reviendra dans 3 ou 4 jours…..s'il n'est pas blessé ou tué. Deux ans. Deux ans déjà…et combien d'autres années à venir ?

Et cette pluie qui recommence à tomber ….Mais quand le Bon Dieu va t’il enfin pouvoir s'arrêter de pleurer ces torrents de chaudes larmes sur "Goma la Noire" et cette région magnifique des Grands Lacs ? Qui aura un mouchoir assez grand pour éponger toutes ces larmes ?

Voila. Je voulais juste partager avec vous ces moments de leur vie. Nous sommes tous interdépendants même si nous refusons de le voir ou de l'entendre. Alors cette année, le plus beau cadeau que vous pourrez faire à vos enfants c'est de leur faire ouvrir leurs yeux et leurs cœurs à ces petits copains du bout du monde, en ayant une pensée pour eux le soir de Noël. Une petite pensée, c'est tout. Tout plein de petites pensées qui s'envoleront et viendrons avec les miennes, avec les vôtres, se poser délicatement comme un baiser protecteur sur les paupières des enfants du Volcan, de "Goma la Noire", ainsi reconnus dans leur humanité et dans leur dignité, derniers remparts face à l'indicible.